Quand je suis arrivé au Japon, dans la préfecture de Niigata, je me suis tout de suite remémoré les histoires des fameux Daimyo Uesugi Kenshin et samouraï Naoe Kanetsugu, tous deux originaires d’Echigo, ancien nom de la province de Niigata.
Depuis tout jeune, j’ai toujours été fasciné par les histoires se déroulant dans le Japon féodal, les batailles et intrigues impliquant samouraïs, ninjas (espions), shogun (chefs de guerre) et metsuke (police secrète du Shogun) assouvissant ma soif d’action et d’aventure.
Et puis, en grandissant, j’ai découvert qu’au-delà de leur maîtrise parfaite de l’art de la guerre, les Japonais étaient aussi un peuple délicat et raffiné, capable d’élever au rang d’œuvre parfaite un simple acte du quotidien. De l’acte de prendre son thé à celui de plier le papier, la culture de la perfection et du raffinement à la japonaise ont imprégné tous les domaines, de l’aquarelle à l’arrangement floral, en passant par la gravure, la coutellerie, le savoir vivre, le jardinage et l’architecture.
Alors que j’arrive sur le parking à l’extérieur du domaine, je suis à des années lumières de me douter de ce qui m’attend derrière les épais murs en torchis, jouxtant une végétation dense qui soustrait la demeure au regard du curieux.
Après avoir pénétré dans l’enceinte, le dépaysement n’est pas immédiat : je reconnais une glycine centenaire qui s’enlace dans des treillis à l’européenne, dissimulant un restaurant mélangeant le style japonais et occidental qui s’élève au-dessus du sol de cailloux blancs. Dans cette petite cour fermière, seules les statues de pierre traditionnelles ainsi que les quelques arbres typiquement japonais rappellent aux visiteurs qu’ils ne sont pas dans le cloître d’une chambre d’hôte en campagne française.
C’est dans ce restaurant que j’ai pour la première fois l’occasion de déguster le fameux riz koshihikari de Niigata, considéré comme le meilleur du Japon, et cuit de façon traditionnelle dans une petite marmite en étain. Il est accompagné de plusieurs mets de saison typiquement japonais : l’automne arrivant, les rhubarbes, les patates douces et les pommes-poires japonaises appelées nashi (梨) enflamment mon palais de leurs saveurs à la fois fondantes et chaleureuses. Cela me rappelle les vergers de Shirone, dans lesquels les visiteurs peuvent errer librement en cueillant à leur guise les raisins, les nashi ou les fraises qui y poussent en fonction des saisons.
La végétation qui dissimule les bâtiments pique la curiosité du promeneur, le poussant à aller explorer les moindres recoins du domaine. Et il n’est jamais déçu. Après avoir retiré mes chaussures pour rentrer dans la maison, je pénètre dans une cuisine d’époque, dans laquelle est suspendue une théière utilisée pour les cérémonies. Les fourneaux, capables de cuire assez de nourriture pour soixante-dix personnes, attendent ici patiemment que l’on fasse de nouveau appel à leurs services.
Car ce lieu, durant son âge d’or, fourmillait d’activité : y vivaient les membres de la famille Ito, les plus grands propriétaires terriens japonais de l’ère Meiji, ainsi que leurs domestiques. Plus de 78 contremaîtres étaient nécessaires à la gestion des 2800 locataires cultivant sur les 1370 hectares de rizières et les 1000 hectares de forêts appartenant à la famille, sans compter les domestiques s’occupant de l’entretien de la maison, et les trois jardiniers engagés à poste fixe durant toute l’année.
Cette période faste de la famille Ito s’acheva en 1946, lorsque la grande réforme agraire l’obligea à réduire son territoire à seulement trois hectares de champs de riz et à revendre sa maison au gouvernement, qui s’occupe encore aujourd’hui de l’entretien du domaine.
Les tatamis, finement tressés et agréables sous le pied, constituent avec les diverses curiosités rassemblées sous des vitrines le mobilier de la demeure. Le lieu est appelé musée de la Culture du Nord, cependant celui-ci fait plutôt l’impression d’un cabinet de curiosités, l’ambiance confinée et sécurisante procurée par les massives charpentes de cèdre invitant le visiteur à s’étonner sur ces objets comme s’il les découvrait chez un ami de longue date lui montrant sa collection personnelle.
A vrai dire, le musée est relégué au rôle de second plan face à la beauté de la maison, mais surtout celle de son jardin. C’est en entrant dans la salle aux 120 tatamis que je constate la magnificence de ce que l’on peut pleinement qualifier de chef-d’œuvre. Ce n’est pas un hasard si cette pièce était réservée au dessin et activités artistiques : tel un cadre de tableau, la structure rectangulaire de la salle laisse apercevoir toute la beauté et la grâce de cette explosion de couleurs automnales.
Ce jardin est l’œuvre du fameux paysagiste Taiami Tanaka, qui a aussi réalisé de fameux Jardins à Kyoto. Si l’on peut dire une chose, c’est qu’il n’a pas volé sa réputation : après trois ans de dur labeur, il a fait de ce jardin un pur joyau de pierre, de mousse et de ruisseaux.
Les arbres aux branches noueuses se disputant les meilleures places aux côtés des pierres moussues, les cascades tumultueuses se déversant dans une mare où des carpes barbotent paresseusement, les rochers dressés au milieu des buissons transportent le promeneur dans une véritable scène de conte de fées, de magie et d’esprits ancestraux.
On se croirait transporté dans un véritable petit monde, au milieu d’une nature onirique et généreuse. Seule la perfection absolue, la précision de l’emplacement des arbres minutieusement disposés pour attiser la curiosité en dissimulant des parties du jardin et la parfaite propreté du lieu témoignent d’une action menée par l’homme pour dompter l’environnement. Et si le paysagiste qui cherche à imiter la nature est l’élève qui cherche à dépasser le maître, on peut dans ce cas dire que celui-ci est parvenu à ses fins.
Alors qu’une douce brise traverse la pièce ouverte aux quatre vents, je me plais à m’imaginer m’installer avec mon nécessaire à calligraphie sur la pierre centrale autour de laquelle tout le jardin a été bâti.
Vadrouillant dans les couloirs dont le plancher centenaire émet des grincements mélodieux à chaque pas, comme une légère respiration émanant de la bâtisse, tous mes sens me font apprécier la majesté du lieu. Je me délecte ainsi du parfum sucré du cèdre en traversant le couloir, le long duquel un tronc de plus de trente mètres fait office de charpente. Chaque petit détail, gravure dans le mur, autel dissimulé dans le plafond, vitres au verre brouillé ou panneaux de bois sont autant de petits morceaux d’histoire qui font de cet édifice une ode au raffinement et à la tradition.
Bien que méconnue du public occidental, la préfecture de Niigata regorge de lieux uniques dans ce genre, visités principalement par les Japonais curieux de découvrir la gastronomie de leur pays ou bien parcourir les lieux inexplorés en dehors des sentiers battus. Précisons au passage que Niigata, grâce à sa location au pied des montagnes et au bord de l’océan qui lui assure une qualité inégalable de l’eau, a prospéré principalement grâce à son riz de qualité supérieure, son poisson et son saké. Nous vous attendons à bras ouverts !